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  • Photo du rédacteurEmmanuelle Cordoliani

ÉCRIRE L'ÉTÉ XXV

Dans tous les lieux que nous avons visités cet été, nous nous sommes cassé le nez sur des routes barrées. La première fois, c’est anodin. La troisième, drôle. Il y a quelque chose de vaguement inquiétant entre la septième et la treizième et à partir de la vingtième, j’ai commencé à réfléchir. L’interdiction est presque toujours assortie d’une déviation qu’on peut suivre ou non. Forcer le passage en faisant fi de l’interdit est parfois un meilleur choix. Rebrousser chemin n’a jamais été mon fort, mais je le compte à présent au rang des possibilités. Camper là, jusqu’à la fin des travaux ou plus modestement attendre dans une longue file de voitures ou dans un désert que joue l’alternance de circulation, mise en place par les gars en orange fluo. Changer de destination, en profiter pour aller ailleurs ou trouver une autre voie, un chemin des papillons. En somme, c’est un été en sens interdit, qui invite (et combien nécessaire, la reformulation de ce type d’invitation) à ne pas se spécialiser dans l’interprétation exclusive d’un signifiant, c’est-à-dire de tout ce qui croise notre route, y compris pour la barrer. Et d’ailleurs, il était temps, après toutes ces années où je me suis montré une piètre vacancière, que je me barre bien comme il faut.

De ces détours ressort l’impression simultanée d’avoir cessé d’écrire et de n’avoir jamais aussi intensément écrit. L’adverbe est inexact : il suppose une tension qui s’est, au contraire, absentée. Profondément n’irait pas non plus : il est associé à une certaine entrée dans l’été, faute de parler d’entrer dans le dur de l’été, puisqu’il y a belle lurette que je ne fais plus « la saison » autrement que dans ce journal, je nous vois entrer dans le profond de l’été, pas l’écriture, le travail, les projets, mais nous, les corps.

Je vous écris du plus profond de l’été Nos vélos roulent sur les nuages en dentelles des ciels bleu layette des Flandres Et les odeurs montent de la terre  comme les larmes aux yeux débordent et comblent tout ensemble La rouille de l’eau répond aux verts crus des feuillages qui la bordent Tout à coup, sapin d’émeraude, la frontière est passée La maison nous accueille au soir, sans rancune pour le jardin délaissé,  ses roses remontent sans cesse jusqu’à notre désinvolture  et colorent de leur beauté, notre insouciance Nous nous sommes enfoncés   profondément dans l’été  Nous ne savons plus très bien quel âge ont ces yeux avides de vert, de découvertes, de chemins d’ombres aux fins ajours Ce qui est perdu demeurera Perdu Ceux qui se sont absentés demeureront Présents Nous nous sommes enfoncés trop profondément dans l’été pour jamais revenir
(Août 2019)

Donc, ni intensément ni profondément pour cet état de l’écriture. Je dirais plutôt que je n’ai jamais écrit à ce point. Oui, c’est une localisation. Un endroit où je suis arrivée à force de routes barrées et de chemins de traverse. Un point de vue. Une autre façon de (me laisser) faire. Ni la fatigue ni la lassitude ne sont en cause, d’ailleurs le long repos a réparé la première tandis que la seconde reste étrangère. Il m’est soudainement devenu indispensable d’apprendre à écrire. Car si on est d’accord pour dire que les bons livres nous obligent à apprendre à les lire, pourquoi en irait-il autrement de ceux que je prétends écrire ? N’est-ce pas là ce que je fais à longueur d’année à l’atelier du Tiers Livre ? N’occupe-t-il pas cette place ? Oui. C’est une formation continue d’une exceptionnelle qualité. Les cycles organisent ma pratique, je compose à partir des propositions qui s’additionnent… Il était temps d’aller voir par mes propres moyens. C’est à cela qu’aura été consacré ce long épisode silencieux d’écrire l’été.


Comment rendre compte de ce processus ?

Par petites touches.


J’ai composé une bibliothèque pour le polar gantois, entassant à mon chevet, et non sur ma table de travail des romans qui traitent de la psychanalyse — certains noirs, d’autres non —, pour voir ce qui se fait dans le genre.



Ugo Pandolfi est un interlocuteur de choix dans cette aventure. Il y a deux ans (!), il m’avait guidée dans une recherche autour d’un évènement de mon enfance — triple meurtre à deux pas de la maison de Carqueiranne —, conseillant d’aller voir directement Rapport de la Commission d’enquête sur les activités du Service d’action civique, diligentée par l’Assemblée nationale en 1982. Manque de temps, manque de sous, cette lecture a été remise aux calendes. J’imagine que mon retour, récent et inopiné aux affres judiciaires de mes jeunes années m’a remise en piste. Un peu comme la première lecture de Proust, ils déboussolent par leur comique inattendu. Ainsi le premier procès-verbal de l’audition de Pierre Debizet, Secrétaire général du SAC, en ouverture du Tome 2 ressemble à s’y méprendre au sketch des croissants. Cette incongruité est d’ailleurs signalée sur la couverture et dans la préface…


Lectures d’observation stylistique du Dépaysement de Bailly, de la partie estivale de Paysages avec figures absentes de Jaccottet, ainsi que de ses journaux (La Semaison et la Seconde Semaison). C’est en pensant à Alain Mabit, qui enseignait au CNSMDP l’Écriture XXe et à qui je ne dis pas assez souvent combien notre amitié m’est précieuse, que je me suis orientée ainsi. Je n’ai pas repris d’annotation marathonienne comme je l’avais fait l’été dernier avec Danube de Magris. J’ai lu en regardant attentivement les outils de ma subjugation dans ces livres aimés et admirés jusqu’à l’assotement. Je pense que la démarche de Christine Jeanney avec son processus de traduction des Vagues de Virginia Woolf m’a également inspirée, bien que je n’ai pas été capable encore de faire plus de tout cela que quelques notes dans le Carnet.


Le tutorat du mémoire de master de Pierre-Yves Cras et les échanges que nous avons eus avant l’été autour d’un journal de la pensée ont participé aussi à cette suspension des doigts au-dessus du clavier, à ce repos de la main loin de la page. Tout au long de l’année, écrire me permet de penser. Cet été, penser me permettra d’écrire.


Pour clore cet épisode estival, je voudrais revenir sur une réflexion (et une inquiétude) que Gracia Bejjani partageait l’autre soir, quant au devenir de tous ces textes accumulés et dont nous ne « ferons », ou ne « ferions » rien. J’aimerais me croire immunisé à l’angoisse (ça ferait de moi un monstre de belle qualité), je suis capable de produire des doses massives de sidérations qui retardent pendant des semaines, des mois voire des années, une autre apparition de ses effets sur moi. Cependant, dans la circonstance qui nous intéresse, je vois les choses autrement.

Le Carnet des jours suivants compte sa 640e entrée. Une partie vient nourrir le Journal d’un mot et les travaux d’exégèse (Jaccottet, Magris, Ecoles...), une autre remplume les grands chantiers nommés (Sérail, Sauveterre, Alice A....), une autre encore en fait surgir de nouveau (La Saison, Félix et Marguerite…), et une dernière partie de ces textes est sans destination. Elle s’accumule sans que les éléments qui la composent forment quoi que ce soit d’autre qu’un reste.

Ces textes accumulés n’appartiennent-ils pas simplement au passé et par conséquent à la fondation de ce qui advient désormais et de ce qui adviendra dans l’écriture, justement ? Certains de ces textes sont peut-être des lettres adressées à nous-mêmes, que nous avions autant besoin d’écrire que de lire… Quant aux histoires qu’ils contiennent, qu’ils esquissent, qu’ils portent, comment croire qu’elles se perdraient si ces textes n’étaient pas lus ? Allons-nous, pouvons-nous, cesser de les dire, de les redire ou les empêcher de nous traverser pour être racontées encore une fois ? Ne les avons-nous pas de cent manières transmises à d’autres qui les portent, souvent encore à leur insu, ou déjà en les reformulant ? D’ailleurs, ces histoires n’avaient-elles pas, avant même de nous traverser, une vie propre ? Il faut leur faire confiance, comme à nos proches, comme à la terre et aux saisons pour savoir continuer sans nous, à leur manière, et tâcher de vivre dans une paix relative avec cela, grâce à cela.

2 Comments


Françoise Renaud
Françoise Renaud
Aug 25

j'avais vraiment envie en te lisant de rester sur les lignes de ton "poème" de 2029 "Nous nous sommes enfoncés profondément dans l'été"... j'aime beaucoup cette idée de pénétrer un territoire, un paysage, comme dans un marais pour ne jamais en ressortir...

et puis j'ai continué et j'ai bien fait, car je me sens interpellée moi aussi sur le devenir de nos très nombreux textes qui ne présentent pas forcément d'intérêt par leur existence propre et par leur accumulation, mais il suffit de peser TOUT CE QU'ILS NOUS ONT FAIT à les écrire, cette transformation invisible de notre pâte à écrire, ce parcours inattendu qu'ils nous proposent, cet enrichissement, pour qu'on ne se pose plus la question... sans doute faut-il…

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Marie-Thérèse Peyrin
Marie-Thérèse Peyrin
Aug 24

Je recopie ici , depuis le réseau dit social de Tiers Livre, mon message spontané à tes propos. Pour ne pas mettre tous les oeufs, ou les yeux dans la même eau courante : " A peu près toutes les questions que tu te poses, je me les pose aussi. "Au profond de l'été " surgissent tous ces chantiers qui nous demandent des "déviations", nous sommes les trimard.e;s de l'écriture devenue perpétuelle et un peu vertigineuse. Que faire de tous ces mots qui sont des maux aussi, comme une tête à pellicules ou une pelade inquiétante qui nous fait perdre des plaques entières de squames sous forme de textes irrépressibles et de livres pour les plus atteint.e.s , la malad…

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Écrire l'été
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